François Blaquart: «A la DTN, personne n’a dit qu’il y avait trop de noirs et d’arabes»
Entretien exclusif avec François Blaquart, qui a été suspendu à titre provisoire de son poste de directeur technique national de la fédération française de foot. Il est pour le moment la seule personne à avoir été sanctionnée dans «l’affaire des quotas» du foot français.
– François Blaquart, le 29 avril 2011. AFP PHOTO / BERTRAND LANGLOIS –
L’AUTEUR
Yannick Cochennec et Grégoire Fleurot Journalistes. Ses articles
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SLATE CONSEILLE
Le racisme anti-Blanc
Ce que l’on sait sur les quotas
Hier inconnu, François Blaquart, directeur technique national (DTN) du football français, se retrouve emporté dans une polémique qui paraît le submerger. En attendant de connaître son sort, jeudi 12 mai, quand le conseil fédéral de la Fédération française de football (FFF) statuera sur son avenir, il a accueilli Slate.fr à son domicile. Avant que la discussion ne s’engage, il a tenu à nous montrer les photos du «centre de formation François Blaquart» installé à l’Ile Maurice où il a passé cinq années à former des jeunes joueurs locaux et d’où il a reçu des coups de téléphone s’inquiétant de ses propos proférés lors de la fameuse réunion du 8 novembre 2010 dont le verbatim a été révélé fin avril. Nous lui avons demandé si nous pouvions enregistrer l’interview. «Je vous fais confiance, a-t-il répondu en souriant. Même si cela n’est pas évident, vous le comprendrez bien.»
***
SLATE: Nous sommes le mardi 10 mai, à 17h. Ce matin, la ministre des Sports a indiqué qu’il n’y avait pas d’«éléments ou de faisceau d’indices qui permettraient de dire qu’il y a atteinte à la loi de 2001 sur les discriminations» dans les propos tenus lors de la fameuse réunion du 8 novembre. La ministre a ajouté qu’il était de la responsabilité du conseil fédéral de la FFF qui doit se réunir, jeudi, de dire si vous deviez rester dans vos fonctions. Comment vivez-vous cette attente?
FRANÇOIS BLAQUART: D’abord, les deux semaines qui viennent de s’écouler ont été très dures pour moi, pour ma famille, et je n’oublie pas ceux qui se sont retrouvés entraînés avec moi dans cette tourmente. Je suis plus que meurtri et je le serai pendant encore longtemps. Jusqu’à jeudi, je suis donc dans l’attente de la réponse de ma fédération, sachant que la commission d’enquête m’a dédouané de toute faute et a donc lavé en partie mon honneur. Que vont-ils vouloir faire de moi? Je ne sais pas. Mais quelle que soit la décision rendue, je ne vais pas en rester là car je veux aller au bout de la vérité sur ce qu’il s’est passé. Je suis victime d’une manipulation orchestrée par une dizaine de personnes autour de la fédération, de la DTN et du système en général. Mais il est clair que si je suis reconduit dans mes fonctions, il y a des gens avec lesquels je ne peux plus travailler.
Laurent Blanc, le 29 avril 2011. REUTERS/Regis Duvignau
Comment avez-vous vécu le fait d’être suspendu?
C’est très dur à encaisser. C’est une énorme injustice et aujourd’hui les faits prouvent que je n’ai pas fauté. Je vais contrattaquer. Je vais faire en sorte que la vérité éclate, donc je suis obligé de porter plainte. Contre qui, je ne sais pas encore. J’attends les conclusions du conseil fédéral.
La commission d’enquête du ministère de la Jeunesse et des Sports a été très bien faite et sérieuse. Mais la commission de la fédération est orientée. Comment expliquer que des salariés de la fédération ont participé à cette commission fédérale? Que la commission soit pratiquement réservée à la Fondation du football, dont on sait qu’elle essaie de contrer les actions de la DTN pour exister? Je ne peux pas comprendre, cela veut dire qu’il y a une volonté de nuire à des gens de la DTN.
Ne craignez-vous pas d’être, demain, le lampiste de service, celui qu’on sacrifiera parce qu’il faut faire un sacrifice? Dans cette histoire, on a eu le sentiment que coûte que coûte, il fallait défendre le soldat Laurent Blanc, votre sort semblant peut-être moins important…
Nous parlons de football, qui est un monde de fous. On verra. Je porte un projet que certains dirigeants et beaucoup de cadres techniques défendent avec moi. Je reconnais que c’est un projet ambitieux qui exige du travail et remet en cause des compétences ou des modes d’organisation. Cela dérange peut-être. Si on estime que je ne suis plus l’homme de la situation, alors on me démissionnera en me licenciant. Vous savez, j’ai 57 ans, où irai-je ailleurs à la fédération?
«J’ai l’intime conviction que d’autres savaient qu’ils étaient enregistrés»
Venons-en à cet enregistrement réalisé par Mohamed Belkacemi à l’insu des participants lors de cette réunion du 8 novembre. Pourquoi a-t-il agi de la sorte selon vous?
A cette époque, je suis encore DTN intérimaire [NDLR: François Blaquart a pris l’intérim à la suite de la démission de Gérard Houllier le 9 octobre 2010], donc instable. Je viens de prendre mes fonctions. Il y a là des gens que je n’ai pas choisis, que je ne maîtrise pas. Je fonctionne alors sur un système que je n’ai pas initié, mais j’ai joué l’ouverture totale d’emblée. Je ne suis pas un DTN intouchable, je parle avec tout le monde et suis ouvert à toutes les discussions, y compris avec Mohamed Belkacemi qui, au lieu de me faire part directement de ses problèmes, s’en va confier cet enregistrement à quelqu’un qui n’a pas autorité sur lui [NDLR: André Prévosto, directeur adjoint, chargé du pôle amateur]. Pourquoi, alors que j’étais dans un climat de confiance avec lui? La preuve, le 31 janvier dernier, trois mois après la fameuse réunion, je l’ai rencontré pour parler de son travail: tout s’est idéalement passé sans la moindre observation négative de sa part. A l’époque, j’ai même loué son travail dans une interview.
A vos yeux, son geste est donc parfaitement incompréhensible…
Il faut lui demander. Ma relation avec lui a commencé en janvier 2011, c’est très récent. Il m’a bien expliqué son travail, j’étais très enthousiaste. On devait se revoir pour parler de la diversité. Je cherche à comprendre. Tant qu’on n’aura pas la chaîne qui va de Belkacemi aux aboyeurs qui ont travaillé avec Mediapart –et aujourd’hui, on sait que cette chaîne a six ou sept noms– l’histoire ne sera pas éclaircie.
Qui sont ces six ou sept noms?
Il y a une dizaine de personnes qui ont trempé là-dedans. Et j’ai une intuition très forte au sujet de l’enchaînement des événements. Contrairement à d’autres, je ne vais pas jeter des noms en pâture. Mais je crois qu’il y a des personnes qui n’étaient pas d’accord avec le projet que je voulais mettre en place parce qu’il remettait beaucoup de choses en cause. Elles ont cherché à le discréditer de cette manière.
Lors de cette réunion du 8 novembre, Mohamed Belkacemi est-il intervenu pour faire état de son désaccord par rapport à la discussion animée qui s’engageait?
Il n’a rien dit, comme il n’a pas eu le courage de dire «je m’en vais» et de claquer la porte. Ce qui est terrible, c’est que j’ai l’intime conviction que Mohamed Belkacemi n’était pas la seule personne à savoir que cette conversation était enregistrée. Compte tenu du langage policé de certaines personnes lors cette réunion, je me dis que d’autres savaient qu’un enregistrement était en cours.
Vous pensez à quelqu’un en particulier?
Je ne parle de personne.
Quelles étaient vos relations avec André Prévosto, directeur général adjoint de la FFF, qui n’a rien fait de l’enregistrement que lui a remis Belkacemi?
«Des conneries ont été dites, c’est un fait»
Nous avons travaillé ensemble. J’avais une relation assez bonne avec lui, même si je restais méfiant. Il a obtenu cet enregistrement le 9 novembre, mais il n’est jamais venu ensuite me voir pour discuter avec moi.
Venons-en à la réunion du 8 novembre. Avec le recul, qu’en pensez-vous?
Des conneries ont été dites, c’est un fait. Mais je rappelle que c’était une discussion à bâtons rompus, animée, avec des échanges vifs, où chacun se renvoyait la balle. Le principe même d’un débat, c’est l’échange et la confrontation d’idées différentes pour construire quelque chose. C’est ce que nous avons fait. Personne ne nie les mots, mais ils ont été complètement décontextualisés.
Nous n’avons pas pris conscience de nos bêtises sur le moment dans la mesure où à la sortie de la réunion, nous savions que tout cela n’avait aucun intérêt et que nous devions agir différemment. Cette réunion parlait du problème de la multinationalité, problème qui reste d’ailleurs posé aujourd’hui comme l’a reconnu la ministre, ce matin, lors de son intervention à l’Insep. Oui, nous avons un problème autour de nos sélections et c’est ce que nous évoquions ce jour-là. Actuellement, nous avons du mal à constituer une équipe de France espoirs. Il faut le dire. Et moi, ma mission est de faire que les sélections existent et qu’elles aient le meilleur niveau possible.
«Oui, nous avons un problème autour de nos sélections»
Je trouve très positif le fait que les gens partent [NDLR: jouer pour d’autres sélections]. Mais chez les espoirs, les -20 ans et les -21 ans, Erick Mombaerts a montré qu’il y en a énormément qui ont déjà opté pour d’autres pays, des joueurs de qualité. Comment on fait? Est-ce qu’on arrête nos équipes nationales?
Vous avez des exemples de joueurs de cette génération qui ont choisi d’autres pays?
Cela a été évoqué au ministère. Il y a un ou deux joueurs parmi les plus en vue de la génération 1990 qui sont entre les deux. Je ne donnerai pas de nom. Pour ces joueurs-là, c’est un énorme dilemme. Les plus pénalisés par cette situation, ce sont eux. Certains sont extrêmement fragilisés par cette situation, ils subissent une pression énorme pour se décider. Notre rôle est de les accompagner et de les amener à la décision. Leur choix sera le bon, on ne peut pas contraindre quelqu’un à faire un choix. Ce qui m’importe c’est qu’ils fassent de belles carrières, et je suis ravi pour ceux qui en ont avec d’autres sélections. Mais ma mission, c’est le football français.
Que répondez-vous aux gens qui estiment que la binationalité est un faux problème?
Ces gens-là ne connaissent pas le football. Prenez la liste des espoirs qui sont partis jouer pour d’autres sélections. Prenez ceux qui sont actuellement dans l’interrogation de leur avenir en équipe nationale. Il n’y a pas de solution à ce problème. Nous avons choisi la moins mauvaise en travaillant sur la motivation et en l’accompagnant au plus près sur la durée, faire en sorte que les gens qui rentrent dans les sélections ont envie de s’investir. L’étude de la motivation se fait sur tous les joueurs, ça ne concerne pas que les binationaux. Mais nier le problème est un non-sens.
Karim Ait Fana / Jean-Paul Pélissier, REUTERSCe débat de la binationalité s’est-il accéléré récemment?
Ce débat existe depuis vingt ans. Ce qui s’est accéléré, c’est le départ de joueurs. Un exemple qui a beaucoup été cité est celui des trois joueurs de Montpellier [NDLR: Karim Ait Fana, Younès Belhanda et Abdelhamid El Kaoutari] qui ont décidé à l’automne d’aller jouer pour un autre pays, le Maroc. Sur les trois, il y en a au moins deux qui étaient des A potentiels [NDLR: équipe de France A].
«A la DTN, personne n’a dit qu’il y avait trop de noirs et d’arabes.»
Etiez-vous conscient au moment d’aborder l’idée de limiter le nombre de binationaux dans les équipes de jeunes que c’était quelque chose de discriminatoire?
Je n’étais pas conscient de la discrimination. Je suis un antiraciste profond, mon parcours le prouve. C’est quelque chose qui n’a pas lieu d’être dans mon sport. Nos sélections sont très belles, très mixtes. J’ai pu dire des bêtises pendant cette réunion et je m’en suis rendu compte, bien entendu. Mais le verbatim n’est pas complet. Il y a des gens dont on est sûr qu’ils ont parlé et qui l’ont reconnu mais qui n’ont pas été enregistrés.
Cela fait sept mois, je ne m’en souviens pas; nous avons eu d’autres réunions qui nous ont amenées à avoir d’autres types de réflexion. C’est quelque chose qui était complètement sorti de nos têtes. Et là on vous le ressort en pleine figure et de manière relativement délictueuse. C’est illégal pour un employé de faire ça. Je ne suis pas fier des mots, mais je suis ulcéré par l’utilisation qu’on en a fait.
La question n’est pas d’essayer de savoir si untel ou untel est raciste. Le projet de faire des quotas est bel et bien discriminatoire.
J’aimerais bien qu’on parle des quotas de femmes à l’Assemblée nationale, des quotas de gens issus de la diversité à la télé ou dans les médias. Les quotas, c’est une notion d’équilibre. Que vous le vouliez ou non, on a additionné le mot «quota» au mot «raciste». Il y a une déviance terrible dans l’interprétation du langage. Il n’y a aucun lien entre l’un et l’autre. Le mot quota était utilisé dans un autre sens. Et je vous rappelle que 5 minutes après l’avoir employé, nous l’avions complètement abandonné. Il s’agit d’un mot, trois phrases en interne.
Au-delà du mot «quota», il y a quand même l’idée de vouloir limiter le nombre de joueurs susceptibles de changer de nationalité dans les équipes de jeunes, qui est discriminatoire.
L’idée a été abandonnée pratiquement à la seconde où le mot a été évoqué.
Quelqu’un au sein de la fédération vous a-t-il déjà dit qu’il y avait trop de noirs et d’arabes?
Non. A l’extérieur, oui. Mais pas à la DTN, pas à la fédération. Tous les acteurs du football sont extrêmement conscients de la diversité du football, qui n’est bien entendu pas toujours facile à gérer. Mais c’est une telle richesse.
Pourquoi alors Jean Tigana affirme-t-il qu’il n’a pas eu le poste de sélectionneur national en 2004 à cause de sa couleur de peau?
Je suis très mal placé pour vous répondre, je n’étais pas là. Je veux ne pas le penser, cela me choquerait si c’était le cas. C’est un très bon entraîneur qui mérite ce poste autant que d’autres. Le football doit être ouvert à tous, et à tous les niveaux, y compris les entraîneurs.
J’aimerais bien que toute la société soit aussi diverse que le football. Certains de vos collègues qui se manifestent sur ces questions n’ont pas beaucoup de gens issus de la diversité dans leur rédaction.
On vous a reproché d’avoir fait des graphiques.
Les graphiques sont réels, c’est moi qui les ai faits, on ne peut pas me le reprocher. Tout le monde fait des graphiques. Ces graphiques sont privés, à l’attention du conseil fédéral et avaient pour but de montrer à nos dirigeants que nous avions des incertitudes grandissantes sur le maintien de nos joueurs en sélection nationale. Ce sont des graphiques professionnels qui ont été faits avec mes collaborateurs. C’est mon job.
«Ce n’est pas très compliqué en connaissant les enfants de savoir d’où ils viennent»
Dans son article, Mediapart souligne que le choix du jaune n’est pas neutre, qu’il y a avec cette couleur une volonté d’assimiler les binationaux à des traîtres.
Ah bon, à ce point-là? Je ne savais même pas que le jaune était la couleur des traîtres, je suis très ignorant.
Pour faire ces graphiques, comment avez-vous réussi à estimer le nombre de jeunes adolescents susceptibles de jouer pour une autre sélection?
D’abord on n’a pas de fiches, je vous rassure. Nos fiches ne sont pas plus méchantes que celles de l’Education nationale dans une école primaire. On a l’âge, l’adresse, parfois la profession des parents. Ce n’est pas très compliqué en connaissant les enfants de savoir d’où ils viennent, quelles sont leurs origines, pour savoir s’ils sont susceptibles de…
On a essayé d’imaginer, même s’il y a une marge d’erreur de 4 à 5%.
Aujourd’hui ce n’est pas difficile de savoir si Kakuta [NDLR: Gaël Kakuta, jeune Français de 19 ans actuellement prêté à Fulham par Chelsea] est congolais, puisque le Congo lui demande [NDLR: de jouer pour l’équipe nationale congolaise]. Aujourd’hui, il y a des recruteurs du monde entier qui viennent en France faire le tour des centres de formation et contacter des jeunes pour savoir s’ils veulent participer au premier championnat du monde qui a lieu à 17 ans. Ce n’est pas dur à savoir, il suffit de téléphoner à un club. Les règles de la Fifa sont tellement souples… Demain, l’origine du joueur ne sera plus une condition pour rejoindre une sélection nationale.
Pouvez-vous expliquer le débat sur le profil de joueurs que l’on veut former?
Le football doit être ouvert à tous types de talents, à tout le monde. Or aujourd’hui on estime qu’il y a un type de talent qui est interdit de football. Les petits, ce n’est pas le bon mot. Ce sont les joueurs à maturation tardive. Quand vous regardez l’entrée dans les centres de formation à 13 ans, c’est pratiquement que des joueurs nés entre le 1er janvier et le 1er juillet. On fait des études purement techniques et scientifiques là-dessus depuis huit ans pour étudier le profil de joueurs qui rentrent dans les centres.
Aujourd’hui, un joueur de talent qui est né au mois de novembre et qui est un peu en retard de maturation va aller jouer à un autre sport. Là il y a une vraie discrimination de joueurs, quelle que soit leur origine. Des petits, il y en a partout. Il y a des joueurs qui n’ont pas accès au système de formation parce qu’ils ont un simple retard de maturation.
Vous reprochez-vous un défaut de communication pour avoir démenti à la suite du premier article de Mediapart?
J’ai démenti l’amalgame qui a été fait entre le mot quota et le mot raciste. On m’a demandé si j’avais émis l’idée de quotas racistes et discriminatoires. Non. Je n’ai pas nié avoir prononcé une fois le mot «quotas» et je m’en suis excusé profondément dès que cela a été ciblé. En rappelant toujours qu’il s’agissait d’une discussion fermée.
Propos recueillis par Yannick Cochennec et Grégoire Fleurot