Dans un chat au Monde.fr, mercredi 7 octobre, le sociologue Louis Chauvel estime qu »une grosse moitié de la population française se sent déstabilisée, et ce n’est pas qu’un phénomène psychologique ».

Rose : On parle de « déclassement social ». Mais peut-on s’entendre sur la définition que l’on donne à ce terme : est-ce que l’on parle de la situation des enfants par rapport à celle de leurs parents ? Est-ce que l’on parle d’un changement d’emploi, d’une perte d’emploi ?

Chauvel : En fait, « déclassement », c’est comme « classe moyenne », ce n’est pas une appellation d’origine contrôlée, donc on peut entendre beaucoup de choses très différentes sous le même nom.

Déclassement, il y a trois façons différentes de le voir.

Le cas n° 1, c’est lorsqu’on se retrouve dans une classe sociale inférieure à celle de ses parents. Camille Peugny travaille par exemple sur les gens qui étaient enfants des classes moyennes et qui se retrouvent dans les catégories populaires. C’est le déclassement social intergénérationnel.

Le deuxième cas de figure, c’est quand on perd son emploi et qu’on se retrouve dans une catégorie plus basse. C’est le déclassement intragénérationnel.

Il y a un troisième sens au déclassement, c’est le déclassement scolaire : le fait d’avoir un emploi inférieur à ce que le diplôme aurait donné quelques années plus tôt.

En 1960, le baccalauréat était la clé d’entrée dans les classes moyennes intermédiaires pour 60 % de la population des bacheliers. Aujourd’hui, c’est 75 % catégorie employés ou ouvriers, ou éventuellement chômeurs. On mesure en France un très fort déclassement scolaire, en particulier pour les diplômes bac, bac +2.

Fred : Est-ce qu’avec ce thème on n’est pas sur le même terrain qu’avec la sécurité : « le sentiment de… » ? Quelle est la réalité chiffrée de ce déclassement social ?

Louis Chauvel : En fait, la difficulté dans laquelle on est aujourd’hui, c’est qu’il y a énormément de débats.

Pour les uns, le déclassement c’est numériquement pas très important, cela terrifie tout le monde mais ne touche que 6 % de la population, donc ce n’est rien et n’a aucune existence véritable.

Pour d’autres intervenants dans le débat social sur cette question, il y a une vision très différente, le fait que les nouvelles générations depuis une vingtaine d’années font face à un déclassement structurel croissant ou avec de plus en plus de diplômes, les nouvelles générations peinent à se loger décemment.

En fait, il me semble impossible de dire que c’est comme le sentiment d’insécurité, à 90 % psychologique et 10 % réel. Je pense que les proportions seraient plutôt inverses.

RD92 : Avez-vous lu le livre de M. Maurin, La Peur du déclassement, une sociologie des récessions, et qu’en pensez-vous ?

Louis Chauvel : J’ai lu le livre d’Eric Maurin, que j’apprécie par ailleurs. En même temps, je suis très loin de partager l’essentiel de ses conclusions.

L’un des points centraux d’Eric Maurin, c’est qu’il insiste sur la peur du déclassement. Son hypothèse centrale est de dire qu’il y a beaucoup plus de psychologique que de réel dans le déclassement aujourd’hui.

Eric Maurin explique en particulier que la réalité du déclassement, qu’il mesure pour l’essentiel au risque de chômage et de perte d’emploi des gens actuellement en emploi, que ce risque de déclassement est secondaire.

Il explique aussi qu’il a peu varié dans le temps, et que la réalité du déclassement ne justifie absolument pas les peurs actuelles. C’est son propos.

D’autres auteurs, Christian Baudelot, Stéphane Beaud, Marie Duru-Bellat, et évidemment Camille Peugny, ont bien montré qu’il se passait quelque chose de beaucoup plus profond que cela.

Dans ma modeste contribution Les Classes moyennes à la dérive, en 2006, j’avais montré aussi que la valeur des diplômes a très fortement décliné par rapport à ce que ces diplômes auraient donné trente ans plus tôt.

L’ensemble de ces travaux montre que, notamment au sein des nouvelles générations de jeunes, ce n’est pas en ayant simplement des diplômes que l’on est sûr de se loger décemment. Ou de trouver une place dans la société semblable à celle de ses propres parents.

Zumain_1 : Comment peut-on estimer l’impact d’un système scolaire – qui apparaît inadapté – dans ce phénomène de déclassement social ?

Louis Chauvel : Par rapport à cette question, la comparaison internationale est très enrichissante. Dans certains pays, en particulier dans l’Europe nordique, mais aussi chez les Anglo-Saxons, le flux croissant de diplômés s’est développé au rythme de la croissance des emplois qualifiés.

Dans ces pays-là, il n’y a pas eu de déclassement par rapport aux diplômes. En revanche, en Italie, en Espagne, en Grèce, dans l’ensemble des pays de l’Europe méditerranéenne – dont la France -, les jeunes ont bénéficié d’une très forte croissance des diplômes, mais les emplois correspondants ont connu une croissance beaucoup plus lente.

La résultante en Italie, en Espagne, en Grèce, en France également, c’est que beaucoup de diplômés ne peuvent pas trouver des emplois correspondant aux qualifications scolaires qu’ils ont reçues.

En France, on a une masse de jeunes qui sont membres des classes moyennes du point de vue du diplôme, mais qui ne sont pas véritablement membres des classes moyennes du point de vue des emplois qu’ils obtiennent.

Beaucoup restent aux crochets de leurs parents jusqu’à des âges vénérables. C’est en raison d’une correspondance décroissante entre les titres et les positions réelles dans la société.

Dans les pays latins, ce phénomène est totalement structurel, il est très lourd, il donne un sentiment délétère chez leurs parents, que leurs enfants, avec deux années d’études en plus, se retrouvent plus bas qu’eux-mêmes dans la société.

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