Le fantasme du « peuple d’enfants gâtés »

Par Pascal Riché
Les Français souffrent, la République est méprisée, le pacte social est attaqué, la France est dégradée… François Hollande, candidat souriant du « rêve français » et de la « jeunesse », a choisi d’ouvrir l’adresse aux Français qu’il a publiée dans Libération en brossant une image de notre pays aussi joyeux que le fond d’une tombe. Le candidat d’opposition est dans son rôle : noircir le tableau, c’est noircir le bilan du sortant. Quel candidat d’opposition s’en est jamais privé ?
Quelques jours plus tôt, dans ses vœux aux Français, Nicolas Sarkozy décrivait une crise « inouïe » qui menace d’entraîner la France dans la tourmente. Lui aussi parle des Français qui souffrent. Il n’accuse pas le Président sortant, ce que l’on comprend aisément, mais incrimine « trente années de désordres planétaires dans l’économie, le commerce, la finance, la monnaie ». Planétaire signifiant ici « non français ».
Musique culpabilisatrice
Ma consœur de Causeur, Elisabeth Lévy, qui se définit comme « pas de gauche », m’a proposé, dans le cadre de notre « battle » hebdomadaire, de mettre en question ce sombre diagnostic. Selon elle, on exagère un chouïa la situation de la France (allez donc voir les conditions de vie des autres Terriens), et en accusant sans cesse la haute finance internationale, les Français (ces enfants gâtés), ne prendraient pas leurs responsabilités. Si on est dans le pétrin, ce serait parce qu’on l’aurait choisi, accepté. Après tout, quand la Bourse flambait dans les années 1980, les Français acclamaient avec liesse la libéralisation de la finance.
Je connais bien cette petite musique : celle qui consiste, au nom du « sens de la responsabilité », à faire porter sur les Français le poids de ce qui lui arrive. Dans les années 90, à l’époque où le chômage grimpait en flèche à la suite d’une politique monétaire désastreuse, cette musique culpabilisatrice était déjà jouée par les défenseurs de la libéralisation financière engagée la décennie précédente.
Qu’on se souvienne de cette note de la Fondation Saint-Simon, le think tank de la gauche « raisonnable », intitulée « La préférence française pour le chômage ». Les Français, expliquait son auteur, Denis Olivennes, avaient implicitement choisi d’accepter un niveau de chômage élevé, prix à payer pour préserver leur modèle social.
Puis a déferlé, le temps d’une mode intellectuelle, la horde des « déclinistes » précédés de leurs mines lugubres, annonçant que la France « tombe ». En creux, derrière ce courant de pensée, gisait l’idée que la France n’est pas capable de « s’adapter » au monde nouveau, préférant se lover dans ce qui lui reste de modèle social. Là encore, le remède suggéré passait par sang, sueur et larme.
Il n’y a pas de « préférence française » pour la crise
Le débat sur la dette publique a remis au goût du jour la petite musique sacrificielle. Après tout, nous explique-t-on, c’est parce que les Français ont préféré se complaire dans un confort indécent (des retraites longues, les 35 heures, des services publics luxueux…) qu’ils lèguent à la génération suivante une dette insoutenable… La génération 68 (forcément des jouisseurs sans entrave ! ) est responsable. Il est temps de renouer avec l’effort et le travail, de sortir de notre aveuglement collectif, bla-bla-bla.
Tous ces discours ont en commun de rendre le peuple responsable de politiques erronées mais qui ont profité le plus souvent aux Français les moins modestes de ce pays. Je ne crois pas que les chômeurs aient jamais acclamé la libéralisation financière dans les années 80. Je ne pense pas que les précaires aient glorifié la politique monétaire restrictive des années 90. « Ceux qui sont pour le franc fort, ce sont ceux qui ont des francs », plaisantait avec lucidité l’économiste John Kenneth Galbraith, de passage en France.
Quant à la croissance de la dette, penser que les 50% des Français les plus modestes, qui se partagent seulement 6% du patrimoine, en sont responsables est assez risible… quand on sait que les 1% du haut de l’échelle détiennent désormais 24% des richesses.
Il n’y a pas plus de « préférence française » pour la dette qu’il n’y en a pour le chômage ou pour le retour des rentiers. Il y a des choix politiques erronés, mais — et c’est la bonne nouvelle — réversibles.
Hollande comme Sarkozy ont raison d’être sombres dans leur description de l’état du pays et de constater que la France « souffre ». Le problème, c’est que ces remèdes qu’ils proposent, jusque-là, sont loin d’être à la hauteur de l’enjeu. Hollande n’a, de ce point de vue, pas encore réussi à se démarquer clairement de Sarkozy. Il veut faire « mieux », au lieu de faire autre chose.
Face à la gravité de la crise, c’est l’ensemble du lien social qu’il faut repenser, c’est un autre modèle de société qu’il faut inventer. Avec un peu de chance, 2012 sera ce que tous vos amis (et moi-même) vous souhaitent cette semaine : une bonne année.
Pascal Riché
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Par Elisabeth Levy
Mais il n’est pas sûr que ce soient ceux qui souffrent le plus qui se plaignent le plus. Certes, la vie des Français appartenant aux classes moyennes comme vous-et-moi est plus difficile que dans les périodes plus fastes. Nos banquiers nous refusent des crédits et nous enquiquinent pour un misérable découvert. Pour aider le petit dernier à s’installer, il a fallu passer les vacances en Bretagne plutôt qu’aux Bahamas. Nous hésitons à aller voir un médecin dès que nous nous sentons vaguement patraque. Il faut expliquer aux mômes qu’ils doivent choisir entre la dernière console de jeux et les baskets dernier cri.
Je ne veux pas vous faire le coup des petits Chinois qui meurent de faim mais peut-être sommes nous un peu des enfants gâtés. A force de brailler sur le supposé détricotage de notre modèle social, on ne voit pas que le filet social, même avec des mailles plus larges qu’hier, offre une sécurité impensable il y a seulement 30 ou 40 ans et toujours inconnue dans les prétendus eldorados que sont les pays émergents. À titre indicatif, la France consacre plus de 30 % de son PIB à la protection sociale ce qui en fait la championne des pays européennes. Nous nous étranglons de rage parce qu’il y a des gens très riches, ce qui personnellement ne m’empêche pas de dormir, et préférons ignorer que 60 des revenus distribués sont des revenus de transfert — ce qui aux yeux d’un Américain fait de la France un pays communiste. Nous pleurons sur notre sacro-saint pouvoir d’achat, alors que beaucoup d’entre nous ont une existence matérielle plus confortable que celle de leurs parents sous les mythologiques Trente glorieuses. Et pour finir nous accusons l’État qui n’en fait jamais assez pour nous.
Bref, nous sommes devenus un peuple de créanciers : toujours victimes, jamais responsables. Alors, que nos dirigeants aient fait de mauvais choix, c’est plus que probable. Mais outre que nous les avons élus, ces dirigeants, et que nous élirons encore, ces choix nous les avons acceptés et même souhaités. Nicolas Sarkozy a dit que la crise, c’était la faute à « la finance ». Sauf qu’on trouvait tous ça chouette la finance quand, en boursicotant avec trois sous on pouvait en gagner 20 sans rien faire. Nous sommes justement révoltés par les délocalisations mais pensons qu’acheter un écran plat ou un i-Phone à bas prix est un droit de l’homme. D’où la palinodie sur la TVA sociale. Qu’il faille financer la protection sociale, cela relève de l’évidence — encore que certains semblent imaginer que l’État a un magot provenant d’autre chose que du fruit de notre travail à tous. Il s’agit de choisir si nous préférons être imposés quand nous travaillons ou quand nous consommons — et en l’occurrence quand nous consommons des produits importés de pays à bas coûts salariaux. Mais nous, nous voulons produire français et acheter chinois. Pourquoi se casser la tête ? Protestons contre les effets dont nous chérissons les causes.
Alors, plutôt que de pleurnicher sur notre sort, peut-être devrions nous nous intéresser pour de vrai, et pas seulement en écrasant une larme devant un JT, de ceux qui ne s’en sortent pas — et dont le problème n’est pas d’avoir pris une semaine de vacances et pas deux à Noël. D’accord, tout va mal, mais au risque de passer pour atrocement ringarde, je suis sûre que ça ira mieux quand, au lieu de recenser en boucle tout ce que notre pays ne fait pas pour nous, nous nous demanderons ce que nous pouvons faire pour notre pays – et pour commencer pour notre voisin qui est vraiment dans la mouise. Tant pis si cela nous oblige à repousser de six mois l’achat d’une nouvelle bagnole.
Elisabeth Lévy